Deux meurtres à Miami: Chico Forti et la malédiction de la méduse
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En 1998, un documentaire interdit sur la mort de Versace a conduit son réalisateur à la prison à vie.
C’est par une journée caniculaire de l’été 1997 que la mode a définitivement perdu son insouciance. Le 15 juillet, alors que le champagne coule à flots dans les cabines du Concorde et que les supermodels enchaînent les soirées dévergondées dans les boîtes de nuit les plus exclusives, deux balles tirées à bout portant éclatent à jamais la bulle dorée des années 1990. La cible: le couturier italien Gianni Versace.
À l’apogée de son succès, trois jours après sa dernière collection, unanimement applaudie à Paris, il est assassiné devant sa villa pharaonique de Miami Beach, le Vogue du mois encore serré sous le bras. Le principal suspect est Andrew Cunanan, un ancien mannequin reconverti en gigolo, puis en serial killer. Cunanan entraîne la police de Miami dans une spectaculaire chasse à l’homme avant d’être retrouvé suicidé huit jours plus tard, sur une péniche amarrée à moins de deux kilomètres de la scène de crime. L’affaire est classée. Ou presque.
Pendant ce temps, Enrico «Chico» Forti, l’homme qui assure connaître toute la vérité sur la mort de Versace, croupit dans une cellule du Dade Correctional Institution en Floride, d’où il ne sortira probablement jamais, condamné pour un meurtre qu’il n’a jamais reconnu. Son documentaire Le Sourire de la méduse a été diffusé une seule fois à la télé et est soigneusement caché depuis.
Golden Boy à perpète
Jusqu’à ses 39 ans, Chico Forti a été le produit de son époque clinquante. Tignasse éclaircie par le soleil et la mer, chemise en satin fantaisie déboutonnée jusqu’au nombril, mannequin pulpeuse à son bras et mocassins sans chaussettes, il se promène dans les rues de Miami avec l’aisance d’un Don Johnson.
Originaire d’une petite ville du nord de l’Italie, Chico s’est installé dans le fief du crime bling-bling, là où les trafiquants côtoient les retraités fortunés le long des plages, après avoir gagné une discrète fortune grâce à sa participation à «Telemike», un jeu télévisé italien. Doté d’une mémoire incroyable –il parle couramment sept langues–, sportif –il est le premier Italien à avoir été admis à la compétition internationale de la Professional Windsurfing Association–, Forti se démène pour construire sa niche dans cette jungle qui sent l’huile de coco et le gin.
Son idée de génie? Fonder Hang Loose, la première boîte de prod’ entièrement dédiée aux sports extrêmes. Au début des années 1990, tout sourit à ce casse-cou en pleine reconversion. Roberta Bruzzone, la criminologue qui a longtemps œuvré pour la libération de Chico Forti, explique à Stylist que «la tragédie de sa vie, c’est sa naïveté: il a toujours fait confiance aux mauvaises personnes».
La dégringolade commence par la promesse d’un investissement des plus intéressants: le rachat du Pikes Hotel d’Ibiza. Ce lieu mythique, immortalisé par le clip des Wham! «Club Tropicana», avait déjà été choisi par Freddie Mercury pour fêter ses 41 ans, lors de la nuit la plus folle jamais connue sur l’île, dont l’histoire a retenu le gâteau en forme de la Sagrada Familia de Gaudí, les 350 bouteilles de Moët & Chandon, et les feux d’artifice qui ont écrit le nom du chanteur dans le ciel…
Le propriétaire des lieux, surnommé le Hugh Hefner d’Ibiza, s’appelle Tony Pike. Quelques mois après leur rencontre, Forti sera condamné à perpétuité pour l’homicide du fils de Pike, Dale.
Un tournage morbide
Mais avant ça, c’est un autre homicide qui va changer la vie de Forti. Quand il voit la mare de sang s’étaler sur le perron en marbre blanc de la villa Versace, Forti se saisit de la mort du styliste pour booster sa boîte de prod’. En effet, suite aux affirmations du chef de la police de Miami, Richard Barreto, qui avait immédiatement affirmé après les faits que «Gianni Versace a été ciblé», les réelles motivations de ce meurtre apparaissent suspectes. Andrew Cunanan n’a-t-il été que l’exécutant d’un contrat? La mafia a-t-elle quelque chose à voir là-dedans? Chico Forti décide de tourner un documentaire pour donner des réponses à ces doutes.
«Je prends ma retraite dans six mois, j’ai des trucs qui pourraient vous intéresser», lui dit le policier Gary Schiaffo, à qui Forti achètera des documents confidentiels. Avec une rallonge de 100.000 dollars, il récupère aussi un double des clefs de la péniche de Cunanan, encore sous scellés. Avec sa caméra, Forti passe au peigne fin le houseboat. À coups de zooms, sur un fond sonore des tubes de l’époque, il montre une pub Versace découpée dans un magazine et abandonnée sur le canapé, une Cadillac rose en guise d’étagère, des draps en fausse soie, une boîte de Sun-Go Lightly pour éclaircir les cheveux, un tableau de Marilyn Monroe à côté du bidet.
Sans compter que le modus operandi de Cunanan, un serial killer abonné aux meurtres passionnels, ne ressemble en rien au guet-apens tendu à Versace. Pour le comité de libération de Chico Forti, actif depuis les années 2000, c’est précisément à ce moment que Chico commence à son insu à «jouer au bowling avec des quilles farcies de nitroglycérine».
«Ce tournage lui a coûté sa liberté, analyse Roberta Bruzzone. Même si l’homicide de Dale Pike et celui de Versace ne sont pas liés au niveau judiciaire, Forti s’est attiré avec son documentaire la haine et la rancune de certains policiers.»
La malédiction de la méduse
Le 25 septembre 1997, l’Italie et la France (TF1 en achètera l’exclusivité) découvrent le résultat de ces quelques jours d’enquête expéditive. Le générique de Le Sourire de la méduse s’ouvre sur le tableau horrifique du Caravage: avec ses yeux révulsés, ses cheveux en serpents et la bouche ouverte dans un cri impossible, la Méduse a le pouvoir de pétrifier quiconque la regarde en face. Après ce premier –et dernier– passage à l’antenne du documentaire, la péniche est soudainement coulée par une main inconnue, au grand dam de Forti qui comptait en faire un musée pour les nombreux touristes qui se pressent déjà sur la berge afin de prendre en photo le dernier refuge de l’assassin de Versace.
Avec la péniche, coulent aussi à pic tous les indices sur la mort de Cunanan, clouant définitivement le bec à toute investigation future. Trois semaines après la diffusion du documentaire, Chico Forti est accusé et écroué pour le meurtre de Dale Pike, retrouvé mort sur une plage quelques heures seulement après avoir débarqué à Miami pour aider son père avec la vente de l’hôtel d’Ibiza. Le mobile avancé par l’accusation? Forti aurait voulu éliminer la seule personne qui s’opposait à la signature du contrat. Mais pour Forti, qui clame toujours son innocence, il paie pour avoir remis en cause le travail des policiers dans l’enquête sur Versace.
«Tout mon procès a été une farce, assurait Forti au quotidien Libero en août 2016. On a utilisé de faux témoignages, y compris ceux des policiers qui m’ont arrêté. Les jurés étaient convaincus de mon innocence, mais ils ont été rappelés à l’ordre par la juge avant la sentence.»
La juge, Victoria Platzer, qui avait déjà participé aux investigations sur la mort de Versace. «Ce qui a perdu Forti, c’est d’avoir menti, “sous le coup de la peur”, selon Roberta Bruzzone. Dans un premier temps, Forti a dit aux enquêteurs qu’il n’avait jamais rencontré Dale. En réalité, il était allé le chercher à l’aéroport pour l’accompagner au Rusty Pelican, un restaurant à Virginia Key.»
Malgré la mobilisation sans faille de ses proches et un nouveau super-témoin (dont le nom n’a toujours pas été révélé par la justice), toutes les demandes de révision du procès ont été rejetées. Même après la parution en 2010 du livre choc Metastasi (éd. Chiarelettere), écrit par le grand journaliste d’enquête Gianluigi Nuzzi et Claudio Antonelli: s’appuyant sur les révélations de l’ex-mafioso Giuseppe Di Bella, le journaliste défend la thèse d’un lien trouble entre Versace et la mafia calabraise.
«Il est possible que le parrain Coco Trovato ait prêté de l’argent à Versace, révèle Di Bella, et que le mobile de son assassinat ait été cette dette.»
Aujourd’hui, de l’existence hédoniste de Chico Forti, il ne reste plus grand-chose. Même pas ses trois enfants, partis vivre avec leur mère à Hawaï. Aucune chaîne de télévision n’a jamais accepté de rediffuser ce documentaire, qui a été mis en ligne sur internet par son comité de soutien mais dont les rushs originels semblent s’être définitivement perdus. Sur la bio de son profil Google+, il note «Innocent», résidant «en prison, pour un meurtre que je n’ai pas commis». Dans l’attente d’une réouverture de son procès, Chico Forti continue de clamer son innocence. L’obsession de Versace, cette Méduse reproduite à tout-va sur ses tissus et les mosaïques de sa villa, semble lui avoir jeté son sort.